Traduire entre subjectivité et société

La traduction possède trois acceptions liées de façon métonymique: la première recouvre le processus de transfert entre langues, cultures et subjectivités historicisées (celles des auteurs, traducteurs, récepteurs, éditeurs ou tout autre agent investi dans ce processus, à un moment et dans des circonstances précises); la seconde définit une production tangible (textuelle ou sur tout autre support matériel) servant à la communication et à la diffusion, c’est à dire un objet « médiat » issu de l’intervention d’un agent traducteur intermédiaire au sein d’un « système » de relais médiateurs (ou gate-keepers); la troisième désigne la pratique traductive en tant que discipline. La traduction, qu’elle soit processus ou objet de communication, se tient en équilibre instable entre son pôle d’origine, c’est-à-dire son ancrage tant socio-culturel qu'auctorial (issu d’une subjectivité, d’une imagination propre) et son pôle de réception traversé lui-même de tensions idéologiques particulières.

En tant qu’intermédiaire et passeur, le traducteur est, lui aussi, traversé de multiples tensions, que celles-ci émanent de son bagage affectif, imaginaire, cognitif ou idéologique. La subjectivité pénètre donc toutes les strates traductionnelles, et les traces de son action traversent tous les axes de recherche au sein du CIRTI. La tension permanente entre subjectivité et société dans une traduction à quelque moment ou étape que ce soit, représente la clé de voûte qui unit la diversité des recherches menées au sein du CIRTI.

Les axes de recherche du CIRTI

Traduction et pratiques artistiques

Le premier axe de recherche du CIRTI est consacré à la traduction dans les pratiques artistiques. Quels dispositifs peut-on mettre en place pour traduire sur la scène ? Les langues peuvent-elles cohabiter sans traduction dans un spectacle ? Faut-il traduire les paroles d’une chanson en concert ? En plaçant la notion de pratique au cœur de leur réflexion, les membres du CIRTI interrogent le spectacle vivant comme ensemble sémiotique où le sens n’est pas véhiculé uniquement par la langue, mais par quantité d’autres signes (décor, sons et musique, corps). La traduction par le texte (surtitres) ou la parole (interprétation) doit donc être combiné à d’autres éléments et s’accorder avec eux dans le temps et dans l’espace, tout en s’accommodant de contraintes particulières pour sa production et sa réception. La distinction classique entre traduction (transposition réitérable) et interprétation (production fugace) se trouve par-là mise en question.

Pour étudier cet objet complexe, les traductologues sont en dialogue avec d’autres disciplines, dont la philosophie, les arts du spectacle, la musicologie ou encore l’anthropologie. A ce jour, les travaux des membres du groupe portent sur le théâtre d’August Wilson, le multilinguisme sur les scènes française et allemande, les relations entre traduction et jeu, la mise en scène du livre au gré de ses (re)traductions, la circulation de la musique de Leonard Cohen et de la beat generation, et l’humour dans la poésie orale africaine.

Traduction et transfert de théories

Le deuxième axe de recherche du CIRTI porte sur le transfert de théories en sciences humaines, et notamment des théories de la traduction. Encore aujourd’hui, la discussion autour des théories reste bien souvent confinée à une sphère linguistique donnée, pour la simple raison qu’il n’existe pas de traduction.

Ce constat n’est pas surprenant vu que la traduction de textes théoriques exige une double compétence : d’une part, le traducteur doit être parfaitement familiarisé avec les débats qui animent la discipline concernée (et donc être idéalement lui-même diplômé en sciences humaines) ; d’autre part, il doit disposer d’excellentes compétences traductologiques afin de pouvoir résoudre les problèmes épineux auxquels les textes théoriques le confrontent (qu’il s’agisse de terminologie, de références implicites à d’autres théories ou d’allusions à des traditions de pensée propres à la culture source).

Dans le transfert de théories, la pratique et la réflexion du traduire vont nécessairement de pair, comme le montrent les travaux réalisés par les membres du CIRTI sur des théoriciens comme Bakhtine, Barthes, Enzensberger, Irigaray, Meschonnic, Ricœur, Sachs-Hombach, Sartre, Warburg, Wiesing ou encore Žižek.

Les figures du traducteur

Le troisième axe de recherche du CIRTI concerne les figures du traducteur. On entend ici par figure une catégorie analytique permettant de mieux comprendre les contextes sociaux et discursifs où s’est opérée la pratique de la traduction. Cet axe de recherche contribue entre autres à rendre au principal agent de la traduction, souvent invisible, la visibilité qui lui est due.

En effet, même si certains (notamment Jean-René Ladmiral et Pierre Assouline) lui accordent le rôle de « co-auteur », le traducteur n’est que rarement visible dans l’œuvre qu’il traduit et dans les échanges dont il est pourtant un acteur indispensable. Il faut dire que l’invisibilité a longtemps été considérée comme un idéal en traduction, arrangeant à la fois lecteurs et éditeurs.

Quand, où et comment le traducteur s’exprime-t-il sur sa pratique ? Qu'en dit-il dans les préfaces où il lui est donné de s’exprimer ? Quelle image donne-t-il de son travail ? Les travaux des membres du CIRTI analysent diverses constellations, des mouvements de l’avant-garde latino-américaine des années 1920-30 aux séminaires de traducteurs initiés par Günter Grass à la fin des années 1970.

La non-traduction : stratégies d’évitement de la traduction et rapports de force

À partir du XVIIIe siècle, l’émergence des langues nationales en Europe a intensifié les tensions entre monolinguisme et multilinguisme, ce dernier étant perçu comme une menace pour l’identité des Etats-nations en devenir. La production littéraire, le discours scientifique sur le multilinguisme et la politique linguistique de l’époque furent marqués par ce nouveau paradigme. L’axe de recherche « non-traduction » analyse la manière dont les méthodes et pratiques discursives transgressent cette nouvelle antinomie monolinguisme/multi- et plurilinguisme. Par « non-traduction », nous entendons les stratégies littéraires et linguistiques qui cherchent à éviter le processus de traduction : la création des langues universelles autour de 1900 ; les poétiques universelles dans le mouvement littéraire du futurisme ; la genèse de textes au plurilinguisme dissimulé dès le XIXe siècle. Néanmoins, la problématique en creux reste la présence, même par son évitement, du traduire et du contournement idéologique de sa nécessité. À l’instar des traductions, ces nouvelles stratégies de « non-traduction » construisent des déséquilibres de pouvoir, dus entre autres à la question d’inclusion ou d’exclusion dans les langues et littératures nationales. L’axe de recherche « non-traduction » se propose d’étudier les dimensions politiques, idéologiques et littéraires du non-traduire.

Traduction et nouvelles technologies

Le traducteur professionnel est aujourd'hui soumis aux rapides évolutions technologiques. Le secteur de la traduction est contraint de s’adapter : la profession de traducteur ne cesse de se redéfinir, favorisant l'émergence de nouvelles pratiques, de nouvelles tâches (localisation de jeux vidéo, pré- et post-édition, TAO appliquée à de nombreux domaines de traduction, y compris la traduction littéraire, élaboration et utilisation de corpus et de mémoires de traduction etc.) tributaires du développement de nouveaux outils technologiques.

Portée par les récents progrès en matière d'intelligence artificielle, la montée en puissance de la traduction automatique neuronale suscite des questionnements d’ordre tant professionnel et éthique que pédagogique. Ainsi, les progrès de la traduction neuronale et des moteurs de traduction spécialisés déterminent les nouvelles pratiques traduisantes professionnelles. Ceux-ci contraignent aussi les centres de formation et les universités à s’interroger sur le contenu des formations en traduction.

Cet axe de recherche explore différents aspects de ces développements technologiques, ainsi que leurs effets sur le produit de la traduction, sur l’acte traductionnel, sur le statut du traducteur et sur les processus cognitifs observables chez celui-ci. Il se propose de mettre en lumière les enjeux des évolutions technologiques qui entourent la pratique de la traduction, y compris dans les domaines de spécialité tels que la traduction vidéoludique et littéraire.

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